Se digitaliser, c’est une question de mentalité !
Encore trop de PME considèrent la transformation digitale uniquement comme un défi technologique. Mais celle-ci est d’abord un état d’esprit au sein de l’entreprise. Elle doit aussi être un subtil mélange entre impulsion économique et intervention étatique. Les deux tables rondes de l’Evénement économique 2018 y étaient consacrées.
Les conférences et journées thématiques autour du bouleversement numérique se sont succédé cette année. Mais l’une des tables rondes organisées lors du 16e Evénement économique à Palexpo a soulevé un enjeu sous-estimé : le virage digital que toutes les entreprises doivent négocier est intimement lié à l’état d’esprit qu’on y insuffle. Quatre panélistes ont apporté leur éclairage : Alain Moser, directeur de l’école éponyme ; Livio Elia, directeur de l’entreprise carougeoise Eskenazi ; Marc Besson, directeur IT du groupe Visilab, et Marco Piermartiri, directeur opérationnel de la CCIG. Chacun d’entre eux s’accorde à le dire : leur cœur de métier reste respectivement l’éducation, l’usinage de précision, l’optique et le relais économique. Le digital est en fait juste le meilleur outil pour parvenir à faire vivre ces activités. Mais l’économie locale devra s’approprier ce vecteur, faute de quoi les géants que sont les GAFAM seront seuls à dicter le rythme.
L’école privée Moser a renoncé à remettre des tablettes électroniques à chaque élève pour suivre les cours, car la plupart en ont déjà. Elle les met simplement en interconnexion via une application sécurisée. « L’essentiel, c’est l’environnement numérique de travail ; les tablettes sont secondaires. Il y a aussi un langage commun à trouver, ainsi qu’une insertion des écrans dans chaque domaine ». Le e-learning n’a pas encore fait ses preuves dans l’institution. L’expérience s’est révélée mitigée, en raison de l’investissement technologique élevé et du succès peu convaincant des abonnements. Néanmoins, l’école, persuadée que cette formule est un complément intéressant à l’éducation actuelle, revoit actuellement sa copie. Et elle a pu former les enseignants à ces technologies. Mais le nerf de la guerre reste l’argent : « Alors que l’Allemagne a investi 4 milliards de francs pour digitaliser les écoles, la Suisse se borne à faire une pédagogie informatique de base auprès des enseignants. Et sans budget, on en restera au stade des belles intentions », a complété Alain Moser.
La réponse en trois clics
Entreprise centenaire, spécialisée dans la fabrication d’outils coupants de haute précision, Eskenazi a été l’une des premières industries à Genève à se digitaliser. « Le challenge était d’intégrer l’intelligence artificielle pour que le client ait sa réponse en trois clics », a résumé Livio Elia. Evidemment, ce processus a demandé d’intégrer 4000 références et 600 000 informations au sein d’un catalogue numérisé, adapté à la commande directe des produits en ligne avec moyen de paiement direct. Certes, l’opération a coûté des milliers de francs, mais elle rapporte bien plus aujourd’hui. Le client retrouve un outil adapté à sa demande en insérant les données souhaitées. « Mes employés ont aussi pris conscience de l’importance de leur contribution et modifié leur approche professionnelle. Du temps a été restitué aux collaborateurs, qui n’ont plus à répondre au téléphone et se consacrent à l’innovation ou à la prospection », a poursuivi Livio Elia. Le personnel de vente a modifié son rôle pour assister le client dans sa transaction (technico-commercial), et non plus pour le convaincre (vendeur). Mais mieux vaut opérer cette mutation en douceur pour éviter toute déconvenue.
Du haut de ses 30 ans, le géant Visilab est aussi en train de changer d’optique ! La mise en place technologique a finalement été la plus facile, mais faire comprendre « le pourquoi du comment » aux collaborateurs et aux consommateurs est plus long. Visilab ne peut compter que sur un portail internet. Il veut désormais vendre une expérience client, et non pas de simples paires de lunettes. Mais il est difficile de régater, quand des concurrents européens proposent des prix 30% moins cher ! « Nous comptons notamment sur les achats d’impulsion tels que les lunettes de soleil, a expliqué Marc Besson. Pour cela, nous travaillons en temps réel avec Google afin de bénéficier des géo-données. Le client qui dispose actuellement d’une adresse IP suisse avec géolocalisation ne tombe pas sur Zalando, mais sur l’un de nos magasins ». Des échecs, il y en a eu, notamment sur les lunettes connectées : Visilab a acheté 500 casques i-pod, mais les consommateurs n’ont pas suivi. Il a néanmoins su transformer l’investissement positivement en l’utilisant pour les inventaires des magasins. L’avenir du groupe réside sans doute dans les impressions 3D qui permettront de personnaliser les montures ou lunettes de réalité virtuelle.
Un principe continuel
La co-création de valeurs s’acquiert par un partage d’expériences : « Le changement est là pour durer. Autrement dit, le digital doit se réaliser sur toute l’année au travers d’une veille, a indiqué pour sa part Marco Piermartiri. On doit commencer par mieux connaître le profil de client et savoir les services qu’il lui faut. Deux éléments me paraissent fondamentaux : il faut se lancer sans tarder dans le processus et s’autoriser à faire des erreurs ». Certaines entreprises n’ont pas osé et ont disparu. Marco Piermartiri a cité l’érosion de clientèle des commerces du Vieux-Carouge, restés trop longtemps tournés vers une réputation et un modèle traditionnel sans tenir compte du changement de consommation. Le contre-exemple parfait, c’est la récente plateforme de vente en ligne GenèveAvenue, lancée sous l’impulsion notamment de Sébastien Aeschbach, patron de la marque éponyme. Fédérant plusieurs commerces genevois, elle a pour but de freiner le tourisme d’achat, en proposant en ligne des articles à des prix proches de celui des prix européens.
L’Etat, anticipateur ou suiveur ?
L’autre table ronde de l’Evénement économique s’interrogeait sur le rapport entre l’entreprise 4.0 et l’Etat, susceptible de montrer la voie. A Genève, la DG DERI (Direction générale du développement économique, de la recherche et de l’innovation) a initié il y a trois ans sa Stratégie économique 2030 en se basant sur les préoccupations locales telles que la mobilité. « Le rôle de l’Etat, c’est de poser des conditions cadre pour faciliter la vie des entreprises », a déclaré son directeur général adjoint, Gianfranco Moi. Mais il travaille avec l’économie privée en développant l’innovation ouverte, la co-création et l’échange de données. Le canton a lancé un certain nombre d’expérimentations dont GeneveLab, structure agile et légère. L’Etat compte aussi se montrer plus proactif à l’avenir. Les géodata sont un autre bon exemple de partenariat public-privé réussi : le site SITG donne une mine d’informations utiles à tous.
Nombreux exemples à suivre
Raphaël Rollier, spécialiste Digital Innovation à Swisscom, défend le modèle du bac à sable, autrement dit l’expérimentation préalable du marché sur lequel se greffe une réglementation adaptée. Selon ce spécialiste, l’Etat « doit intégrer le numérique aux côtés des entreprises et accompagner l’économie ». Prenant l’exemple de l’Etat de Vaud, il a cité les trois états des lieux que celui-ci a menés autour des services numériques : le premier sur sa propre administration, le second en consultant le milieu patronal et le dernier en puisant dans des expériences à l’étranger. Raphaël Rollier donne l’exemple de Santa Monica, en Californie : « Les autorités ont été prises de court face au boom des trottinettes électriques en libre-service. Et contraintes d’ajuster le tir et d’interdire certaines pratiques ». Le modèle du bac à sable a été plus dynamique en Angleterre, appliquant l’intelligence artificielle à certains fonds d’investissement : un logiciel permet de percevoir les émotions du client face à des produits, permettant ainsi de cibler son marché. Dernier exemple cité : le Swisscom Shop, qui a dû s’adapter rapidement à l’univers numérique. Mais à vouloir aller trop vite, l’opérateur a été contraint de retravailler sa copie, car les employés n’avaient pas pleinement intégré l’idée qui se cachait derrière cette nouvelle approche du client.
L’Etat a délivré cet automne la 1000e autorisation de construire par annonce (APA) numérique, parallèlement à d’autres e-démarches menées parallèlement aux entreprises. La directrice générale de l’Office genevois des autorisations de construire Saskia Dufresne s’est voulue rassurante quant aux prestations de ce type : « L’ébauche de digitalisation auprès des architectes et régies il y a dix ans a d’abord été un échec, car une partie seulement des partenaires a été prise en compte. Mais après un remodelage adapté, elle s’est muée en réussite ».
A son tour, l’architecte Bénédicte Montant, du bureau 3bm3, a démontré que la dématérialisation était déjà une réalité dans sa profession avec la 3D, les drones et des outils spécifiques tels que le BIM (Building information modeling). L’avenir, 3bm3 le voit utilisant d’autres technologies encore, dont l’impression 3D pour du préfabriqué. Cela nécessitera des investissements continuels et une formation du personnel. Quant aux relations avec l’Etat, Bénédicte Montant a constaté une évolution à trop petits pas. Malgré des efforts vers une politique zéro papier, il reste encore trop de documents administratifs à remplir à la main ! L’objectif n’est donc pas encore atteint : pour autant que les budgets suivent, le service au client doit être poursuivi.
Des approches très distinctes
Apportant un ton plus académique au débat, Jean-Henry Morin, professeur à l’UNIGE, a rappelé que les Etats s’impliquaient depuis le début de la décennie dans la digitalisation. Mais en faisant des distinctions : « Certains acteurs se sont montrés proactifs en faisant cavaliers seuls, d’autres se sont unis au sein de l’Union européenne, d’autres encore – dont la Suisse – sont restés attentistes, mais tentent de tenir compte des erreurs des autres ». L’entrée en vigueur des données RGPD (règlement général de protection des données) en mai 2018 a déjà donné une impulsion. Jean-Henry Morin a déploré le blocage des réglementations fédérales, faute d’un budget particulier, malgré la centaine de mesures annoncées. « C’est à l’Etat d’incarner la gouvernance numérique auprès de l’économie et des consommateurs, pour éviter un laisser-faire qui serait dangereux. Il y a là un enjeu de responsabilité sociale », a-t-il conclu.
L’innovation, c’est ici et maintenant !
Début 2019, la CCIG s’associe à trois événements d’envergure et complémentaires : Geneva Annual Blockchain Congress, Horizon 2019 et Forward. Après de nombreux rendez-vous théoriques du monde digital et de l’innovation, cette série entrera dans le vif du sujet. Elle en donnera une vision pratique, montrant que ces sujets peuvent s’appliquer dès à présent au sein des entreprises.
Avant d’appliquer la numérisation, mieux vaut connaître le cadre légal, éthique dans laquelle elle s’inscrit. C’est justement ce que fera le Geneva Annual Blockchain Congress : From lab to market le lundi 21 janvier à Palexpo, organisateur de l’événement. Il abordera la technologie de la blockchain sous tous ses angles. Il montrera en particulier les perspectives d’application de ce pilier de l’économie de demain. Le canton de Genève entend renforcer son écosystème régional pour se positionner en figure de proue du Crypto Lake ou de la Blockchain Valley. Il a déjà initié plusieurs projets pionniers.
La semaine suivante, le mardi 29 janvier, Horizon 2019 montrera dans quel contexte économique les entreprises évolueront. Cet événement, organisé au Campus Biotech de Genève, permettra aux experts et dirigeants de comprendre le cap de l'économie suisse et internationale. Sous la conduite du Temps et de ses partenaires, cette journée sera axée sur des secteurs-phares que sont le tourisme, l'horlogerie et la banque. Concrètement, elle fera le point sur leurs orientations : le tourisme de montagne peut-t-il redonner le goût du ski ? Comment le monde bancaire envisage-t-il son avenir ? Qu’est-ce que l’horlogerie doit retenir de l’Apple Watch ?
Mais ce n’est pas tout. Il s’agit pour les PME de s’organiser pour bien aborder le virage numérique. A Forward, qui aura pour cadre le SwissTech Convention Center de l’EPFL, les participants recevront des conseils pratiques pour innover à l'heure de la digitalisation. La 2e édition de cet événement, co-organisé par l’EPFL, PME Magazine et le Temps, se tiendra le jeudi 7 février. Elle sera articulée autour de réunions plénières et de sessions thématiques afin de partager des expériences et d’aborder des cas concrets. Par exemple, une entreprise doit-elle révolutionner son produit, son business model ou son leadership.
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