Échanges internationaux : Le rôle clé de l’AELE
Interview avec Monsieur Markus Schlagenhof, Secrétaire général adjoint de l'AELE et ancien ambassadeur et délégué du Conseil fédéral aux accords commerciaux.
1. Rôle de l'AELE :
o Pourriez-vous brièvement décrire le rôle de l'AELE et expliquer comment ses accords de libre-échange s'intègrent dans la stratégie commerciale des États membres ?
Les Etats de l’AELE, à savoir l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse, ont leur propre stratégie commerciale mais négocient conjointement la majorité de leurs accords de libre-échange avec des partenaires du monde entier. Nous nous efforçons de renforcer la compétitivité de nos entreprises, qu’elles soient grandes ou petites, ainsi que de nos investisseurs, tout en poursuivant des objectifs liés au commerce, notamment en matière de développement durable.
Avec un réseau de 33 accords de libre-échange couvrant 44 pays et territoires en dehors de l’Union européenne, les quatre économies de l’AELE, bien que modestes en termes de population, ont un poids économique bien supérieur à ce que ne laisse penser leur taille. A plusieurs reprises, l’AELE a été le premier partenaire européen à conclure un accord de libre-échange comme ce fut le cas avec l’Inde, l’Indonésie, Singapour, la Corée du Sud et le Canada. Et notre réservoir de négociations demeure encore bien rempli.
Dans le contexte mondial actuel, où les politiques industrielles et la relocalisation sont en plein essor, la capacité de l’AELE à tisser des liens dans le réseau commercial mondial est essentielle, et ce, notamment en raison des économies ouvertes, petites et moyennes, des Etats de l’AELE.
o Qu'est-ce qu'un accord de libre-échange (ALE) exactement ?
Un accord de libre-échange est un contrat sophistiqué entre deux ou plusieurs pays visant à améliorer l’accès au marché et à offrir une certitude juridique aux entreprises et aux investisseurs. Il permet notamment d’éliminer ou de réduire les obstacles aux échanges telles que les droits de douane ou les quotas d’importation, de créer des opportunités d’accès au marché pour les prestataires de services, d’établir des règles sur les barrières non tarifaires au commerce et de fournir des garanties juridiques en matière d’investissement et de propriété intellectuelle.
L’expression « accord de libre-échange » est en réalité trompeuse, car aucun accord commercial n'implique une ouverture totale du maché ou un commerce sans restriction. Au contraire, les pays utilisent ces accords pour se concéder mutuellement des préférences, tout en conservant une marge de manœuvre dans des domaines sensibles et en s’appuyant sur les règles fondamentales établies par l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
2. Processus de négociation :
o Quelles sont les principales étapes de négociation d'un ALE pour l'AELE ?
Les négociations d’un accord de libre-échange se déroulent en trois étapes. La première consiste en une phase préparatoire, durant laquelle le champ d’application de l’accord est défini avec le pays partenaire. C’est sur cette base que les mandats de négociations sont obtenus. La deuxième étape est celle de la négociation proprement dite, où des discussions approfondies ont lieu sur un vaste éventail de sujets entre experts et négociateurs en chef, et qui s’achève par la signature de l’accord. Enfin, la dernière étape correspond au processus d’approbation interne et à la ratification de l’accord de libre-échange.
Les négociations sont complexes et peuvent, à certains égards, s’apparenter à une partie d’échecs jouée simultanément sur plusieurs échiquiers. A titre d’exemple, les négociations avec la Thaïlande ont nécessité 10 cycles de négociations et mobilisé 14 groupes d’experts. Les équipes de négociations doivent, en outre, être attentives aux sensibilités et évolutions politiques. Cela implique, lorsque cela s’avère opportun, de solliciter l’intervention de niveaux politiques supérieurs ou d’autres parties prenantes, et de saisir les opportunités qui se présentent. Ce fut notamment le cas plus tôt cette année, lorsque l’accord de libre-échange AELE-Inde a été signé juste avant les élections générales en Inde.
o Comment l'AELE se distingue-t-elle de l'Union européenne dans son approche de négociation?
L’AELE est une organisation intergouvernementale dans laquelle les États membres conservent un rôle prépondérant à chaque étape du processus de négociation et de ratification. En revanche, l'Union européenne, en tant qu'union douanière, mène ses négociations dans le cadre d’une politique commerciale commune, la Commission européenne disposant d’une compétence exclusive pour négocier au nom des États membres.
Par ailleurs, en matière de ratification, certaines parties des accords de libre-échange de l’UE requièrent uniquement l’approbation des institutions européennes basées à Bruxelles, à savoir le Conseil européen et le Parlement européen. En revanche, tous les accords de libre-échange de l’AELE sont soumis aux parlements nationaux de ses États membres, avec en Suisse une possibilité supplémentaire de référendum populaire.
3. Évolution et Innovation dans les ALE :
o Les sujets et contenu des ALE ont-ils évolué au fil des années pour s’adapter aux nouvelles réalités économiques et environnementales ?
Absolument. Les premiers accords portaient uniquement sur le commerce des biens. Au fil du temps, la portée de nos accords s’est élargie pour inclure des domaines tels que les services, les investissements, la propriété intellectuelle et les marchés publics. Par ailleurs, les considérations commerciales liées à l’environnement et au travail sont désormais des composantes clés de nos accords. A titre d’exemple, l’Accord de partenariat économique global (CEPA) entre l’AELE et l’Indonésie contient des dispositions qui conditionnent les concessions d'accès au marché pour l'huile de palme au respect de normes de durabilité.
Les avancées numériques ont également impacté le contenu de nos accords de libre-échange, les accords les plus récents intégrant des dispositions visant à favoriser le commerce électronique. Un exemple notable est l’Accord sur l'économie numérique (DEA) que nous négocions actuellement avec Singapour.
En outre, nos accords de libre-échange, tels que l'accord modernisé avec le Chili, prennent davantage en compte les petites et moyennes entreprises, en incluant des dispositions spécifiques visant à améliorer leur capacité à bénéficier de nos accords.
o Comment se déroule la mise en œuvre des accords récents, et quelles sont les principales nouveautés ou améliorations apportées à ce processus par rapport aux accords précédents ?
La mise en œuvre des accords de l’AELE est institutionnalisée par le biais de réunions périodiques du Comité mixte entre les Parties. Dans l'ensemble, nos efforts de mise en œuvre sont récemment devenus plus robustes et systématiques, avec nos États membres supervisant les aspects revêtant une importance particulière.
Ainsi, s’agissant des dispositions touchant au commerce et développement durable, nous avons instauré un mécanisme visant à surveiller systématiquement le respect de ses obligations par nos partenaires commerciaux lors de réunions du Comité mixte. Les partenaires avec lesquels l'AELE a tenu récemment de telles réunions sont l'Équateur, l'Indonésie et la Turquie.
Nous suivons également l’utilisation des préférences tarifaires accordées aux opérateurs économiques dans le cadre de nos accords de libre-échange grâce à l’outil « EFTA FTA Monitor ». Cet outil fournit des informations détaillées sur les avantages préférentiels (en termes de droit de douane) qui ont été octroyés aux importateurs et exportateurs.
En ce qui concerne les petites et moyennes entreprises, nous cherchons à améliorer leur accès à l'information et, à cet effet, nous prévoyons de mettre en ligne un guide sur les marchés de l'AELE (« Essential Guide on the EFTA markets ») d'ici la fin de l'année.
4. Principaux points et impact économique du partenariat économique global AELE-Inde
o Quels sont les principaux aspects de l’accord et en quoi diffère-t-il des autres accords signés par l’AELE?
L'Accord de partenariat commercial et économique (TEPA) entre l'AELE et l'Inde, en tant qu'accord de libre-échange moderne, couvre un large éventail de domaines, tels que le commerce des biens, des services, la promotion des investissements, la propriété intellectuelle, ainsi que le commerce et le développement durable. TEPA revêt une importance singulière dans la mesure où il est le premier accord de libre-échange conclu entre des pays européens et l’Inde.
En termes de contenu, il comporte également plusieurs éléments novateurs, notamment l’inclusion d’un nouveau chapitre sur la promotion des investissements et l’inclusion de dispositions contraignantes sur le commerce et le développement durable. L’intégration de ces dernières constitue une première pour l’Inde, qui n’avait jusqu’alors jamais accepté de telles dispositions dans un accord de libre-échange.
Pourquoi les négociations ont-elles été aussi si longues ?
Sur une période de 16 ans, divers facteurs ont influencé les négociations. L’un des principaux défis a été de parvenir à une convergence d’intérêts, en particulier avec une grande économie comme celle de l’Inde. À cela se sont ajoutés des facteurs politiques qui ont également joué un rôle, avec des changements de leadership en Inde et des priorités commerciales fluctuantes, retardant ainsi les progrès.
Les premières années de négociations, jusqu’en 2013, ont été marquées par une phase intensive. Un intérêt renouvelé en 2022, associé à l’agenda commercial élargi de l’Inde, a donné lieu à une dernière phase particulièrement intense, fournissant l'élan nécessaire à la conclusion de l'accord. La capacité de l'AELE à capitaliser sur ses progrès antérieurs et à se concentrer sur des résultats réalisables a été déterminante.
o Quelles sont les prévisions concernant les impacts économiques sur le commerce entre l’Inde et les États membres de l’AELE ?
TEPA devrait considérablement dynamiser les échanges commerciaux entre l’AELE et l’Inde, en capitalisant sur un volume commercial qui a déjà doublé au cours de la dernière décennie. Cet accord contribuera à améliorer l'accès au marché, à créer des emplois, à stimuler les investissements, à renforcer la protection de la propriété intellectuelle (y compris la marque "Swissness") et à favoriser la résilience économique en renforçant les chaînes d’approvisionnement.
o Quels bénéfices immédiats cet accord apporte-t-il aux économies des pays de l'AELE ainsi qu'à celle de l'Inde ?
Approximativement 94,7 % des exportations suisses vers l'Inde bénéficieront de l'élimination ou de la réduction des droits de douane, avec des périodes transitoires pour certains produits sensibles. La libéralisation des services, en particulier dans les domaines de la finance et des assurances, ainsi que la facilitation des séjours temporaires pour le personnel technique, accroîtront les opportunités économiques pour les deux Parties.
o Et les bénéfices à long terme ?
L'accord reflète la nature hautement complémentaire des économies de l’AELE et de l’Inde. La réduction des droits de douane sur les produits alimentaires transformés, les produits chimiques organiques et les machines électriques créera de nouvelles opportunités pour les exportateurs de l'AELE, notamment les petites et moyennes entreprises, tout en répondant à la demande croissante en Inde.
De plus, des secteurs de niche tels que les technologies avancées et les énergies renouvelables joueront un rôle essentiel dans le soutien à la transition ambitieuse de l'Inde vers le zéro émission nette, créant des opportunités de collaboration dans les domaines de l'énergie propre et des technologies vertes.
5. Points sensibles de l'ALE AELE-Inde :
o Quels ont été les principaux défis ou points de friction lors des négociations avec l'Inde, et dans quels domaines des concessions difficiles ont-elles été nécessaires ?
Trouver des solutions équilibrées dans les domaines clés du commerce des biens, des services et de la propriété intellectuelle a constitué un défi important. Il en a été de même pour l'inclusion d’un chapitre sur le commerce et le développement durable, mais nous avons réussi à obtenir un résultat solide tant sur les questions environnementales que sur les questions liées au travail.
La question soulevée par l’Inde, « Qu’est-ce que cet accord apporte à l’Inde ? » a constitué un autre aspect crucial des négociations, compte tenu du degré déjà élevé de libéralisation des économies de l’AELE. L'Inde recherchait des bénéfices tangibles, en particulier dans les domaines des investissements et de la coopération économique. Ainsi, l'inclusion d'un chapitre sur la promotion des investissements a été essentielle.
6. Prochain accord en perspective :
o Pourriez-vous partager quelques détails sur d’autres accords prometteurs ?
Récemment, nous avons conclu les négociations avec le Kosovo et la Thaïlande, et modernisé l’accord de libre-échange avec l’Ukraine. Nous sommes également proches de finaliser les négociations avec la Malaisie et Singapour (Accord sur l'économie numérique), tandis que celles avec le Vietnam sont bien avancées. Ces accords renforceront la présence de l'AELE sur les marchés dynamiques de l'Asie du Sud-Est.
En envisageant l’avenir, nous devons également réfléchir à la manière dont nous pouvons continuer à apporter une valeur ajoutée à nos parties prenantes. Cela pourrait inclure l'exploration de sujets innovants, comme nous l'avons fait pour le commerce numérique, ou l’établissement de relations avec de nouveaux partenaires afin de garantir que l'AELE reste compétitive et tournée vers l’avenir.
7. Sélection des partenaires commerciaux:
o Pourriez-vous partager quelques indications sur les critères de l’AELE et de ses Etats membres pour déterminer avec quels Etats ils souhaitent entamer des négociations ?
La dimension économique, les bénéfices anticipés pour les entreprises et les opérateurs économiques de l’AELE, ainsi que la volonté des partenaires, sont bien entendu des facteurs importants lorsqu'il s'agit de décider de s'engager dans des négociations ou de moderniser des accords existants. Cependant, ce ne sont pas les seules considérations qui entrent en ligne de compte. Il arrive aussi que les États de l'AELE cherchent à manifester leur soutien, comme ce fut le cas avec l'Ukraine, ou à favoriser l’intégration européenne, comme avec la Moldavie et, plus récemment, le Kosovo.
0 commentaire