2022, sortie de crise ou nouvelle entrée en crise ?
Après une interruption généralisée des activités due à la pandémie, la reprise économique s’annonçait dynamique lorsque la poursuite des mesures anti-Covid en Chine puis le déclenchement de la guerre en Ukraine sont venus bouleverser la donne. Une table ronde d’experts réunis à la CCIG fin juin dernier a apporté quelques éclairages aux entreprises dans l’expectative.
Difficultés d’approvisionnement en matières premières, inflation, hausse du coût de l’énergie sont autant de facteurs qui perturbent les activités des entreprises. Comment se préparer aux prochains soubresauts et à quelles évolutions s’attendre ? Les réponses des quatre panélistes invités ont été multiples.
« Nos trois domaines d’activité représentés – les métaux, les céréales et l’énergie – ont été fortement impactés par le contexte tendu du début d’année », a avancé Florence Schurch, secrétaire générale de Swiss Trading & Shipping Association (STSA). Des minerais, la Russie en regorge, mais les imbrications de la chaîne logistique provoquent des pénuries et retards de livraisons sur les fournitures. S’agissant des céréales, sans accord avec les Russes elles ne pourraient pas sortir d’Ukraine, des quantités innombrables restant à quai alors que des vies humaines sont en jeu. Du côté de l’énergie, la situation est moins critique, mais le boom des prix est vertigineux. « Heureusement que la Chine, bloquée par son confinement sanitaire et des régions à l’arrêt au niveau économique, n’a pas aggravé cette hausse par sa propre consommation », relève Florence Schurch. Si la production de pétrole ne devrait pas diminuer, son acheminement doit être revu en raison des sanctions. La Russie en représente un acteur incontournable, avec 8 millions de barils par jour. Quant au gaz, il transite par des pipelines qui, eux, peuvent être fermés ou bombardés. Certes, il existe des gisements de gaz en Italie ou de lithium en Auvergne, mais il est difficile de construire des infrastructures d’extraction en Europe. Le gaz liquéfié transporté en camion pourrait représenter une solution transitoire, mais, énergivore, il se montre peu écologique. « L’une des mesures doit être de baisser de deux degrés le chauffage des logements », conclut Florence Schurch.
Une intervention raisonnable de la Banque nationale suisse (BNS)
Second intervenant, John Plassard, directeur à la banque Mirabaud, replace les craintes actuelles quant à l’inflation et à la récession dans une perspective historique en rappelant qu’en 1991, la Suisse connaissait une progression salariale de 8% et une inflation à 6,6%. « Aujourd’hui, dit-il, on est à une inflation salariale estimée à 1,5% pour cette année et l’inflation est en dessous de 3%. L’inflation n’est donc pas au plus haut, même si elle est déjà importante pour les entreprises, par exemple lors de l’achat de matières premières ou d’énergie. Faut-il craindre l’inflation ? Je ne le pense pas, conclut-il. » John Plassard relève ensuite que la décision de la BNS de relever les taux est historique : cela n’a pas été fait « pour combattre le franc fort, dit-il, mais pour l’alimenter, une monnaie forte étant un rempart contre l’inflation, même si c’est un choix douloureux pour les exportateurs. » Il rappelle que les récessions durent en moyenne 11 mois, toute la question étant de savoir quand on y va rentrer et combien de temps elle va durer. Pour lui, le cycle récession / reprise n’est au fond qu’un cycle naturel de l’économie, induit dans le cas présent par des goulets d’étranglement en Chine, en Ukraine et aussi par une demande qui a été rendue plus forte par le Covid. « Mon message est donc un message d’espoir : l’économie suisse est un roseau qui plie mais ne rompt pas », dit-il, non sans rappeler qu’en 2015, on se trouvait en risque de déflation, qui est une situation largement plus grave qu’une inflation (pour autant qu’elle soit maîtrisée).
Des sanctions aux effets multiples
Mais que dire de l’impact des sanctions internationales sur le plan économique ? C’est le domaine qu’a développé Patrick Eberhardt, associé de l’étude d’avocats Eversheds Sutherland. Le champ d’application est très large, ce qui n’était pas le cas des régimes de sanctions précédents, qui comportaient simplement une liste de persona non grata ; il était donc facile de savoir qui tombait dans le champ d’application ou non. L’ordonnance actuelle compte une trentaine de pages et des centaines de pages d’annexes. « Il y a là-dedans des instruments de torture hors norme pour notre économie », image Patrick Eberhardt. Les sanctions financières traditionnelles (comptes bloqués, transactions interdites avec certaines personnes définies) se sont élargies : il n’est plus possible de faire des prêts ou d’accepter des fonds de quelque personne russe que ce soit. Patrick Eberhardt note au passage qu’il est désormais fait interdiction aux Suisses d’agir comme trustees d’une personne russe.
Quant aux restrictions commerciales, elles se sont aussi élargies : toutes sortes de biens figurent désormais dans la liste. Ainsi, aux biens à double usage s’ajouteNT, par exemple, les machines à café valant plus de 300 francs. « L’Union européenne a publié 33 guidelines et FAQ, mais la Suisse n’a rien produit de tel, constate Patrick Eberhardt. Dans le doute, observe-t-il, tout le monde en Suisse bloque tout par peur des sanctions : non seulement l’employé qui pourrait commettre l’infraction mais également la hiérarchie qui n’aurait pas mis de mesures en place ». La mise en place de ce régime de sanctions a fait grimper les coûts de compliance de manière très importante. D’un autre côté, le SECO dispose d’une douzaine de personnes pour surveiller l’application des sanctions et leur nombre n’a pas augmenté avec la crise ukrainienne.
Changement d’attitude face à la crise
Reste la question épineuse des risques géostratégiques, qui est le terrain de compétences du Dr. Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique et de sécurité de Genève (GCSP). Il se charge de dessiner une cartographie des risques pour chaque entreprise, « car le risque pour le trading n’est pas celui pour l’horlogerie », indique-t-il. Il est évident que le spectre sécuritaire s’est fortement élargi depuis la chute du Mur de Berlin. Et surtout la grammaire utilisée a changé : « En 1990, on parlait un langage commun, ce qui n’est plus le cas en 2022. » À cette période, il y avait une hégémonie occidentale, puis s’est manifesté le réveil de la Chine qui n’a qu’un but : devenir en 2049 la première puissance mondiale, tandis que la Russie n’a actuellement aucune volonté de négocier. Cela a recréé une polarisation Etats démocratiques/Etats autoritaires et poussé l’Occident à se réindustrialiser pour retrouver une autonomie économique, car la plupart des composants proviennent de l’Asie. Les blocs forment à nouveau leurs propres standards, et l’économie devra bientôt choisir de travailler avec des normes chinoises ou américaines. L’UE, en tant que puissance normative, n’a pas l’envergure pour que ses standards deviennent universels. Un fossé se crée même entre les USA et l’Europe sur certaines valeurs de société.
Autre remarque de Jean-Marc Rickli : désormais, une seule personne a le pouvoir de faire écrouler un système, à l’instar d’Hervé Falciani de HSBC qui, avec ses révélations, a conduit à la fin du secret bancaire en Suisse. A ses yeux, les groupes privés (GAFAM) ont la puissance financière d’un Etat. « A mon avis, déclare-t-il, la meilleure posture à prendre pour les entreprises – et les gouvernements – est sans doute de ne plus se doter à tout prix de tous les moyens de défense possibles, mais, sachant qu’elles subiront des effets indésirables, de se montrer résilientes et agiles ! »
Plusieurs moyens pour se prémunir
Comment une PME peut-elle se prémunir au mieux contre la récession et l’inflation ? « En se focalisant sur ses produits les plus aptes à passer la crise et éviter la situation du pire. La dépendance trop forte de fournisseurs uniques à l’étranger peut désormais avoir des conséquences fâcheuses. Et pour un patron, comment faire pour garder ses emplois sans augmenter ses prix ? Il s’agit d’un subtil arbitrage, car on a forcément moins de revenus et plus de coûts. L’un des conseils pratiques de John Plassard est qu’à terme les entreprises indexent régulièrement les salaires pour lisser certains pics.
Diversifier ses sources énergétiques devient essentiel, mais les problèmes de trésorerie passent toujours en premier. Il est évident que les politiques de durabilité ont fait augmenter le prix des matières premières et nécessitent souvent de forts investissements. « Si on dispose d’argent, on peut toujours miser sur des systèmes alternatifs, mais ce n’est pas toujours possible », explique Jean-Marc Rickli. On est passé à l’ère de la radicalisation des identités, le contrat social sur lequel sont fondées les démocraties s’est étiolé et les Etats autoritaires en jouent. La politique, trop émotionnelle, devrait rester à l’écart des pressions, encore augmentées par les réseaux sociaux. Pour conclure sur une note d’espoir, le directeur général de la CCIG Vincent Subilia estime qu’il faut voir dans les crises actuelles les opportunités dans tant d’adversité.
Cette table-ronde inaugurait un cycle intitulé « EnGEux d’actu, en quête de solutions », dont le prochain épisode aura lieu le mercredi 28 septembre de 8h à 10h et portera sur la pénurie de main-d’œuvre.
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